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littérature française - Page 82

  • L'enfant qui mesurait

    L’enfant qui mesurait le monde est peut-être le roman le plus connu de Metin Arditi, le plus aimé aussi, et il le mérite bien. Comment ne pas se laisser émouvoir par cette belle rencontre entre Eliot, un architecte américain venu enterrer sa fille sur une île grecque et Yannis, le garçon spécial de Maraki qu’elle élève seule, depuis qu’elle est séparée de son père, Andreas, le maire de Kalamaki ?

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    Racontée en courts chapitres, leur histoire explore les liens entre parents et enfants et bien plus que cela, même si c’est une part essentielle (son dernier récit paru parle de son père). Née aux Etats-Unis, où les parents grecs d’Eliot Peters étaient allés chercher du travail après la guerre (son père tenait une taverne), sa fille Dickie (pour Evridiki, Eurydice, le prénom de sa grand-mère) était passionnée de théâtre. C’est en rencontrant le prêtre Kosmas qu’Eliot découvre comment elle est décédée, accidentellement, sur ce qui reste des gradins d’un théâtre antique, près d’un monastère.

    L’endroit est d’une telle beauté, et les habitants de l’île si gentils avec lui, que l’architecte décide de vendre sa maison de New York et sa part dans le cabinet d’architectes pour s’établir à Kalamaki. Il y achète une maison juste à côté de celle de Maraki et Yannis. Dickie a laissé des tas de notes sur ses recherches et ses projets, Eliot veut à présent prendre le temps de s’y intéresser vraiment, de relire ses courriels trop vite lus ; il veut comprendre pourquoi elle a voulu rester sur cette île.

    Parce qu’un jour Yannis a failli se noyer, Maraki lui donne patiemment, semaine après semaine, des leçons de natation. L’enfant renâcle, il lui faut ruser pour le faire progresser, et cela passe par les nombres : compter les pas, les objets, le nombre de gens assis au café Stamboulidis, retenir le poids de la pêche du jour – le travail de Maraki, qui pêche seule à la palangre. Comment aider à grandir un enfant autiste, tel est le défi de sa mère.

    L’intrigue de L’enfant qui mesurait le monde se déroule dans la Grèce actuelle, en proie au déclin économique, où chacun se débrouille pour survivre malgré l’austérité imposée par la Communauté européenne. Quand un grand groupe immobilier projette de construire à Kalamaki un complexe hôtelier de luxe, le Périclès Palace, la plupart des habitants y voient, comme le maire qui défend le projet, une promesse de progrès pour l’économie et l’emploi sur l’île. Pas tous. Certains craignent de voir la côte dévastée, bétonnée. Une journaliste pourtant connue pour ses articles critiques, contactée par InvestCo, accepte de présenter le projet dans son journal, malgré ses problèmes de conscience.

    Le cœur du roman n’est pas là, mais dans la personnalité de Yannis, le garçon qui épuise sa mère. Eliot, admiratif devant certains comportements de l’enfant qui réalise de magnifiques pliages pour s’apaiser, va s’occuper de lui de plus en plus souvent. A son écoute, convaincu de son intelligence, il va devenir pour lui un véritable mentor. En retour, Yannis lui apprendra à sa manière à mieux comprendre l’ordre du monde.

    Metin Arditi propose dans ce roman une belle approche de la magie des nombres, notamment du Nombre d’Or essentiel dans l’art des justes proportions. Il revisite avec simplicité le génie de la Grèce antique et chante la beauté des sites et paysages grecs. Comme dans Le Turquetto, le romancier mêle au destin des personnages une réflexion sur la vie, des paroles de sagesse ou de spiritualité, empreintes d’un profond amour de l’humanité et d’un puissant désir de paix.

  • Trésor

    Le Clézio L'Africain.jpg« Alors les jours d’Ogoja étaient devenus mon trésor, le passé lumineux que je ne pouvais pas perdre. Je me souvenais de l’éclat sur la terre rouge, le soleil qui fissurait les routes, la course pieds nus à travers la savane jusqu’aux forteresses des termitières, la montée de l’orage le soir, les nuits bruyantes, criantes, notre chatte qui faisait l’amour avec les tigrillos sur le toit de tôle, la torpeur qui suivait la fièvre, à l’aube, dans le froid qui entrait sous le rideau de la moustiquaire. Toute cette chaleur, cette brûlure, ce frisson. »

    J.M.G Le Clézio, L’Africain

  • L'Afrique en lui

    Dès le début de L’Africain, cela se produit avec certains livres, on sent qu’on entre de plain-pied chez un grand écrivain. Le Clézio a reçu le prix Nobel de littérature – ce n’est pas cela, mais un ton, un style. Il a écrit ce « petit livre » (une centaine de pages) à la mémoire de son enfance, de son père surtout : un retour en arrière pour « recommencer, essayer de comprendre ». Quand son père, retraité, est revenu vivre avec eux en France, il a découvert que « c’était lui l’Africain. »

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    Banso (photo provenant des archives de l’auteur)

    Le Clézio a longtemps ignoré ou évité son propre visage, les miroirs, les photos. Le corps, celui des autres, le sien, ne lui est vraiment apparu que vers l’âge de huit ans, quand avec sa mère et son frère, il a vécu avec son père médecin en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région où ils étaient les seuls Européens parmi les Ibos et les Yoroubas. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. »

    A Ogoja, « le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » : la guerre (Le Clézio est né en 1940), le petit appartement de Nice où ils vivaient, sa mère, son frère et lui, confinés avec les grands-parents. L’enfant découvre une vie « sauvage, libre, presque dangereuse », sans école ni club. « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. »

    Devant la case et le jardin « commençait la grande plaine d’herbes qui s’étendait jusqu’à la rivière Aiya ». Les deux garçons font connaissance avec la discipline inflexible de leur père matin et soir – seul médecin dans un rayon de soixante kilomètres. Après les leçons données par leur mère, ils explorent en toute liberté la savane, démolissent les termitières, apprennent à se protéger des fourmis rouges, des scorpions, des vagues d’insectes nocturnes.

    Le père est arrivé en Afrique en 1926, d’abord médecin sur les fleuves en Guyane pendant deux ans, puis « en brousse » jusque dans les années 50. En 1948, quand sa famille vient le rejoindre, c’est un homme usé, vieilli prématurément, irritable, amer. La guerre l’a séparé de ses proches. Après ses études de médecine tropicale à Londres, il avait demandé son affectation au ministère des Colonies. Orgueil ? goût de l’aventure ? Le Clézio tente de comprendre ce père tout en « raideur britannique » qu’il affuble de lorgnons – sans doute plutôt de fines lunettes rondes comme en portait Joyce.

    La vie avec son père met fin au « paradis anarchique » des premières années auprès de ses grands-parents et de sa mère, qui, elle, est « la fantaisie et le charme ». En même temps cessent ses crises de rage et ses migraines d’enfant aux cheveux longs « comme ceux d’un petit Breton », aussitôt coupés : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. »

    L’écrivain remonte le temps : son père mauricien a quitté l’île « après l’expulsion de sa famille de la maison natale » à Moka, décidé à ne plus jamais y revenir. Etudiant boursier à Londres, il fréquentait un oncle à Paris et sa cousine germaine, qu’il épouserait. Détestant le conformisme et l’atmosphère coloniale, il a choisi de mener parmi les Africains la guerre aux microbes et au manque d’hygiène.

    Au début du livre, qui contient une quinzaine de photos d’archives, se trouve une carte de Banso (Cameroun) où ce père médecin a indiqué les distances entre les villages non en kilomètres mais en jours et heures de marche. Le Clezio suit ses traces de Georgetown à Victoria, à Bamenda, à Banso où son père arrive en 1932 pour y créer un hôpital. Pendant plus de quinze ans, il exerce dans ce pays prospère d’agriculteurs et d’éleveurs. Ses parents y vivent heureux, sa mère accompagne son père à cheval, c’est pour eux le « temps de la jeunesse, de l’aventure ».

    « Ogoja de rage » : ce titre de chapitre annonce la cassure de la guerre qui les sépare. Sa mère rentre en Bretagne pour accoucher en 1938, son père retourne en Afrique après son congé, juste avant la déclaration de guerre. Sans nouvelles d’eux, tentant en vain de les rejoindre, il reste piégé à Ogoja, poste avancé de la colonie anglaise, dans une maison moderne où on étouffe l’après-midi. Une Ford V8 au lieu d’un cheval, trop de malades à l’hôpital pour pouvoir écouter et parler, une atmosphère de violence en place de la douceur et de l’humour rencontrés jusqu’alors, « la désespérante usure des jours » à côtoyer la souffrance et l’agonie – « Quel homme est-on quand on a vécu cela ? »

    Le Clézio a manqué le rendez-vous avec ce père taciturne, autoritaire, brutal, « presque un ennemi ». Tout en allant ici à sa rencontre, il prend conscience de ce qu’il doit à l’Afrique où il a été conçu. Lisez L’Africain, où l’écrivain explore une part intime de lui-même.

  • Ce que j'ai saisi

    françois cheng,de l'âme,sept lettres à une amie,littérature française,réflexion,âme,spiritualité,être,vie,culture« Au bout de tout, voici ce que j’ai saisi : la vraie vie n’est pas seulement ce qui a été donné comme existence ; elle est dans le désir même de vie, dans l’élan même vers la vie. Ce désir et cet élan étaient présents au premier jour de l’univers. Au niveau de chaque être cependant, ils sont fondés sur ce que son âme – par-delà les épreuves, les souffrances, les chagrins, les effrois, les blessures reçues ou infligées aux autres – aura préservé de sensations éprouvées, d’émotions vécues, d’inlassables aspirations à un au-delà de soi, de soifs et de faims aussi infinies que le besoin sans borne d’amour et de tendresse. »

    François Cheng, De l’âme

  • Parler de l'âme

    De l’âme. Le sous-titre donne le ton : Sept lettres à une amie. Trente ans après leur rencontre dans le métro, une amie écrit à François Cheng que « sur le tard », elle se découvre une âme, mot qu’il avait prononcé devant elle mais qu’elle était trop jeune alors pour « saisir au vol ». « A présent, je suis tout ouïe, acceptez-vous de me parler de l’âme ? » Répondre à sa question lui semble un défi en France où règne « comme une « terreur » intellectuelle » à ce sujet. Lui se souvient d’avoir demandé à la jeune femme : « Comment assumez-vous votre beauté ? »

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    Cong Fang, Paysage (art.rmngp.fr)

    La réflexion de François Cheng est riche de rapprochements entre les grandes cultures spirituelles où le principe de vie porte différents noms : Aum, Qi, Ruah, Rûh, Pneuma – animus régi par l’anima. Ni raisonnement sec ni prêchi-prêcha dans ces lettres, mais le cheminement d’une vie, un questionnement et des réponses nourries par un parcours personnel. « Toute vie est toujours à la fois un pouvoir-vivre et un vouloir-vivre. » La question de l’âme rejoint le « désir d’être ».

    Lors de leur exode familial dans la campagne chinoise, pour échapper aux bombardements, ils s’étaient abrités sous un pont de pierre ; d’autres n’avaient pas eu la chance d’y survivre : il a vu un enfant touché à mort dans les bras de sa mère. Dans un temple où il s’était réfugié une nuit, un serpent a rampé vers lui, il se rappelle leur face à face qui aurait pu être fatal. « Toute vie est une aventure naviguant entre inattendu et inespéré. »

    Comment définir l’âme, « indivisible, irréductible, irremplaçable » ? Pour François Cheng, elle est la marque de l’unicité de chacun, de sa vraie dignité, « l’unique don incarné que chacun de nous puisse laisser. » Reprenant la triade corps-esprit-âme, il les distingue ainsi : « L’esprit raisonne, l’âme résonne », « L’esprit communique, l’âme communie ». L’âme est au-delà ou en deçà du langage.

    Cette « unité de fond » d’un être, nous pouvons l’observer chez quelqu’un dont le corps ou l’esprit est diminué – sans perdre pour autant « une once » de son âme. Si l’esprit règne dans l’approche scientifique ou philosophique, l’âme habite la beauté, l’amour, la création artistique ; il l’a montré dans Œil ouvert et coeur battant. François Cheng cite ici Le Clézio, Bachelard, Rimbaud…

    De lettre en lettre, le poète et penseur développe ce qu’il est possible de dire de l’âme, sans l’idéaliser pour autant : « en toute âme humaine cohabitent ange et démon ». Il fait le tour des grandes traditions spirituelles et des termes par lesquelles elles désignent l’âme en relation avec le corps et l’esprit, la terre et le ciel, en Asie, en Grèce, dans les religions monothéistes.

    De la triade corps-âme-esprit, « l’intuition peut-être la plus géniale des premiers siècles du christianisme », il déplore qu’elle soit « quasi oubliée par l’Occident qui lui a préféré le dualisme corps-esprit à partir du deuxième millénaire », mais constate qu’elle reste « encore vivante dans l’Orient chrétien. » L’âme est pour lui centrale, « initiale et ultime ».

    Son amie se plaint de l’ambiance « dans laquelle nous vivons ». La mentalité contemporaine rejette l’âme, fascinée par le rationalisme et le matérialisme qui ne laissent qu’une place secondaire aux émotions et à la sensibilité. Si François Cheng admire et défend le rôle majeur de l’esprit humain, cela n’empêche pas que s’impose à lui « un autre ordre » dont relèvent la joie, la charité, l’intelligence du cœur.

    Dans la cinquième lettre, il partage des souvenirs essentiels, diverses expériences de la beauté, de l’art, de moments de grâce. « Tout est appel, tout est signe », même s’il a connu la souffrance, la soif extrême, le malaise et la chute en rue, les deuils. Dans la sixième, il évoque Simone Weil et explicite de L’enracinement cette magnifique phrase : « L’arbre est en réalité enraciné dans le ciel. »

    Quelle que soit la conception ou la perception que nous avons du sens de l’existence, De l’âme est un magnifique hymne à la vie. « Plus que dans le savoir, la vérité réside dans l’être. » Pour qui accompagne quelqu’un de très abimé par la maladie ou la vieillesse, il y a dans ces lettres de François Cheng bien des phrases d’un grand secours. « A la fin, il reste l’âme. »